Art. 1 Il y a d’abord une spécificité à reconnaître aux choses du langage. Cette spécificité fait qu’on ne saurait simplement reporter sur ces questions le calque des déclarations connues sur les droits des êtres
humains et des collectivités.
Se prononcer sur des droits suppose aussi de se prononcer sur des devoirs. L’un et l’autre présuppose une pensée de ce que sont et de ce que font les langues. Mais cette pensée semble plus active, envisagée en
termes de devoirs.
La spécificité des choses du langage suppose elle-même une pensée spécifique. Pour tenir tous les éléments que cette pensée suppose il est nécessaire de postuler que cette pensée doit être une critique
perpétuelle de sa propre histoire, sous peine de ne pas penser son objet, mais de s’identifier à telle ou telle idée reçue concernant les langues et la langue.
La première chose à reconnaître est que penser les langues suppose de penser ce qu’est une langue, ce qu’est la langue, et en quoi consiste historiquement et dans son état présent la pensée de la langue.
Penser la langue soit se borne à ne concevoir que la langue, que de la langue, et la conséquence en est l’isolement de la langue hors des pratiques sociales du langage dans toute leur diversité, ce qui est
certainement la plus mauvaise situation qu’on puisse concevoir pour savoir ce qu’est et ce que fait une langue, et pour la défendre.
Art. 2 Il s’impose donc de se représenter que pour défendre une langue, et savoir préalablement les imites de ce que signifie la notion de langue elle-même, il faut une théorie d’ensemble du langage.
En quoi il y a à réfléchir autrement que selon le pur modèle institutionnel que propose la «Déclaration universelle des droits linguistiques» de Barcelone, de juin 1996, qui ne porte que sur les langues, et montre
par là les limites de sa pensée du langage.
Une telle théorie d’ensemble implique une réflexion sur les rôles, les activités et les forces du langage dans toutes les pratiques sociales – une théorie des rapports entre la langue et le discours, entre la notion de
discours et une théorie des sujets, entre une théorie des sujets et l’art, l’éthique, le politique, car c’est tout cela qu’implique la notion de sujet.
La langue n’est donc pas l’affaire des linguistes seuls, ni des politiques seuls. L’histoire de la politique des langues n’est pas seulement une histoire politique. Elle inclut des éléments qui tiennent aussi à l’art, à
l’éthique, à l’histoire sociale. Penser la politique des langues suppose donc cette théorie d’ensemble, cette tenue inséparable du langage, de l’art, de l’éthique et du politique pour penser les rapports entre langage et
société. Sinon on reste ou on retombe dans une pensée de la langue seule, et de la politique seule, ce qui immédiatement mène à méconnaître le rôle de l’art dans la société, le rôle de l’éthique dans la politique,
donc à méconnaître la liberté des sujets.
Art. 3 Tenir ensemble une pensée du langage et des sujets doit pour cela travailler à une critique de l’opposition entre identité et altérité, pour penser au contraire l’interaction historique constante entre identité
et altérité.
Penser la pluralité des langues et l’interaction entre les langues suppose donc de penser l’identité par
l’altérité.
Art. 4 Pour penser l’identité par l’altérité, il est indispensable de penser l’action des arts du langage particulièrement, et de l’art plus généralement, sur les transformations des modes de pensée, de sensibilité et de compréhension, donc sur la pensée du langage et des langues.
Art. 5 Où il importe de reconnaître un rôle privilégié aux pratiques et à la pensée du traduire, ce qui impose à son tour de repenser le traduire en fonction d’une reconnaissance des arts de la pensée, et non plus seulement comme un passage de langue à langue, mais de discours à discours, et éventuellement de système de discours à système de discours. Sinon, c’est la méconnaissance habituelle, masquée par la
bonne conscience des truismes accomplis, et qui ne voit pas que les traductions sont des effaçantes.
Effaçantes des cultures, effaçantes des spécificités, effaçantes des différences.
Ce qui suppose à son tour qu’une théorie du traduire ne peut pas plus être isolée et prétendument autonome que la théorie du langage n’est réductible à la seule notion de langue. Cette prétendue autonomie n’étant
rien d’autre que sa situation traditionnelle dans l’herméneutique, le sens, le signe. D’où l’effaçante.
Art. 6 En quoi il y a lieu de reconnaître aussi qu’un ennemi des langues, et peut-être le premier ennemi des langues, n’est pas l’hégémonie culturelle-économique-politique de telle ou telle langue, mais d’abord la
pensée qui réduit le langage à la langue, et qui sépare la langue de l’art, de la culture, de la société, de l’éthique et du politique pour ne l’envisager que dans son isolement – indépendamment de l’étude technique
de ses fonctionnements qui, en tant que telle, a sa légitimité dans son objet même, à condition d’en reconnaître les limites.
Art. 7 La reconnaissance de l’identité par l’altérité suppose celle de l’identité comme pluralité interne et
comme histoire, non comme nature.
Art. 8 A partir de là, il y a à proposer un enseignement qui n’existe pas (et à le prévoir à tous les niveaux, comme un nouvelle forme d’éducation civique), de la théorie du langage comme reconnaissance des rapports entre identité et altérité, entre unicité et pluralité interne, c’est-à-dire comme une poétique, une éthique et une politique des rapports interindividuels, interculturels et internationaux. Où poétique, éthique et
politique doivent être inséparables, sous peine de retomber dans le modèle traditionnel. Avec son insuffisance, que beaucoup ne voient pas, et dont il faut faire prendre conscience.
Art. 9 Cet enseignement de la théorie du langage comme théorie d’ensemble doit donc travailler à reconnaître, sous le modèle traditionnel et dominant du signe (avec toute sa cohérence linguistique,
anthropologique, philosophique, théologique, sociale et politique) le travail du continu comme travail du corps dans le langage, du sujet sur la langue, des inventions de la pensée sur les langues, et comme
interaction, inséparabilité et historicité radicale du langage, de l’art, de l’éthique et du politique.
Cette expérience de pensée permettrait de mieux situer les problèmes liés à l’altérité et à la pluralité, communément conçues comme uniquement externes, et de les montrer autant internes qu’externes.
Art. 10 Contre la cohérence régnante du signe et de la seule pensée de la langue, il y aurait à penser, reconnaître, enseigner et cultiver une contre-culture, une contre-cohérence, celle de cette solidarité et interaction entre les catégories de la Raison que toute une histoire de la pensée continue de tenir pour hétérogènes et séparées, ce dont témoignent à la fois l’histoire même de la constitution de ce que nous appelons les sciences humaines, et nos disciplines universitaires, qui en sont issues. Une véritable critique de la Raison linguistique.
On pourrait, et on devrait, alors, mieux comprendre et favoriser les bilinguismes et les plurilinguismes, selon chaque situation culturelle, en les situant dans une pensée de la pluralité interne, de l’éthique et de la
politique des sujets. Ce que la seule juxtaposition des langues ne permet pas de penser.
Art. 11 Car si la reconnaissance de la pluralité des langues ne se fait que dans la politique du signe, au lieu de se faire dans la théorie d’ensemble du langage, elle ne peut que demeurer dans l’opposition entre identité
et altérité, dans l’écrasement des minorités par la seule force de l’économico-politique. Écrasement qui favorise les terrorismes particularistes.
Il vaudrait donc mieux parler de langues-cultures que de langues, pour mieux concevoir et préserver les valeurs qui se sont inventées en elles et dont elles sont porteuses – valeurs anthropologiques, artistiques,
éthiques et politiques.
Art. 12 La question des valeurs implique de démêler ce que brouille la notion d’inégalité des langues. Et qu’il importe d’affronter, plutôt que de postuler dans l’abstrait seulement (le «démocrate abstrait» de Sartre)
l’égalité des langues entre elles.
Art. 13 Il est incontestable que toutes les langues, y compris celles qui sont parlées par une population peu nombreuse et très localisée, comme tout ce qui a trait à ce qui fait une langue, sont égales entre elles au
sens où toute langue remplit intégralement les fonctions linguistiques d’une langue, pour penser, sentir, communiquer, vivre dans une société donnée.
Art. 14 Mais deux facteurs viennent brouiller cette notion primordiale de l’égalité anthropologique des langues. Et ces deux facteurs sont d’ordres radicalement distincts, qu’il importe de ne pas confondre, et qui
ne s’additionnent pas.
Art. 15 L’un est la puissance économico-politique d’un ensemble national, ou théologico-politique, et qui s’impose comme une trans-langue de communication pan-nationale ou internationale. Ainsi, comme
puissance théologico-politique, l’arabe en Égypte a au cours des siècles étouffé ou interdit la langue copte comme langue véhiculaire, en la réduisant à un usage purement liturgique. L’économico-politique est
aujourd’hui représenté par la mondialisation de l’anglais de communication.
Art. 16 Mais un autre facteur de suprématie culturelle et d’expansionnisme, ou de durée au-delà même de la durée des empires, est l’invention dans telle ou telle langue de valeurs artistiques, éthiques et politiques.
Auquel cas ce sont ces valeurs qui font l’expansion et le prestige de ces langues, au-delà de toute notion de communication linguistique, locale, régionale ou planétaire.
Art. 17 Ce sont alors ces valeurs qui font ce que sont ces langues, ce sont les œuvres qui sont maternelles et non plus les langues. Ce fait en lui-même est tout aussi incontestable historiquement, mais il n’a rien de
commun ni avec ce qu’est et ce que fait linguistiquement une langue et toute langue, ni avec la puissance des empires économico-politiques. Il importe de cesser d’attribuer aux langues ce qui est le fait des œuvres,
même et justement si leurs valeurs constituent un apport spécifique à telle ou telle langue, au point d’y être identifiées.
Art. 18 De telles valeurs peuvent s’universaliser. Les valeurs politiques de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, ou de la lutte pour la vérité contre le maintien de l’ordre lors de l’Affaire Dreyfus ont bien à
la fois symbolisé et universalisé la langue française, mais en même temps elles ne sont pas le fait de la langue française, et peuvent se dire et refaire en toute langue et en tout lieu.
19Il en est de même, autrement, des valeurs esthétiques et éthiques des œuvres littéraires et des œuvres de pensée. Qui ont pour effet que certaines langues sont plus célèbres que d’autres, à la fois porteuses et portées par ces valeurs.
Art. 20 Ces effets de suprématie ne deviennent l’occasion d’une idée de la supériorité de certaines langues que dans et par la confusion entre la langue et les inventions de pensée ou les combats de la pensée qui ont fait telle ou telle culture. Ces valeurs ne dépendent pas des langues comme langues. Mais l’histoire culturelle qui les y associe inévitablement ne permet pas à elle seule de reconnaître que ce sont les œuvres et les luttes, parfois d’un très petit nombre d’individus contre leur propre collectivité, qui font qu’on attribue à la langue ce qui s’est fait en elle et parfois aussi, poétiquement, contre elle. Dans le rejet des contemporains.
Art. 21 Ces distinctions sont capitales pour ne pas attribuer à une langue des vertus de nature, ce qui situe le mythe du génie des langues. Mais tout autant pour ne pas réduire le langage à de la langue, et encore
moins à de la communication. Tendance récente contre laquelle il importe de lutter.
A cause de l’appauvrissement de pensée, de moyens, que ce réductionnisme apporte, et que renforcent les progrès techniques de la communication. En masquant que ces progrès mêmes sont un facteur de régression et de barbarie.
La pensée du langage comme théorie d’ensemble est ce qui peut seul permettre de contrer les effets pervers de la pensée des langues comme nature – comme génie, par le rappel constant des liens entre spécificité et historicité. Historicité radicale.
Art. 22 Ainsi la phobie de l’anglais en français peut mieux apparaitre comme une méconnaissance du caractère historique des emprunts, et de leurs limites, lexicales et syntaxiques. La méconnaissance de ce caractère fait le rejet des emprunts et des contacts au nom d’un purisme qui implique à la fois une méconnaissance de l’histoire même des langues, un passéisme, donc un académisme, une notion du déclin (variable : pour Gobineau, le déclin du français commençait au XIVe siècle ; pour d’autres, au XIXe siècle ; pour d’autres, le français d’aujourd’hui est un «chef d’œuvre en péril» dont ils ne cessent d’annoncer la mort).
Art. 23 Autre chose que cette phobie puriste est la lâcheté éthique et politique qui fait que des spécialistes renoncent à s’exprimer dans leur propre langue, et contribuent par là à la massification communicationnaliste.
L’attribution à la langue seule des vertus liées à une histoire à la fois se trompe de génie et montre du même coup combien ont peu de génie, et de sens du langage, les pseudo-défenseurs du français.
Art. 24 Du point de vue d’une théorie d’ensemble, on peut au contraire remarquer deux choses.
L’une est que le plus grand danger pour une langue n’est pas l’hégémonie d’une autre, même et encore davantage si cette hégémonie est seulement économico-politique, le danger majeur (conséquence de la réduction du langage à la langue) est l’absence de création de valeurs (artistiques, éthiques, politiques) par ceux qui la parlent. Absence de création égale trahison.
Le grec classique et l’hébreu biblique sont l’exemple même que des langues dont l’une, l’hébreu, n’a jamais eu d’importance politique, et l’autre dont l’importance n’a pas survécu à l’empire d’Alexandre, n’ont eu et n’ont encore leur importance transhistorique que par les œuvres de pensée qui ont été produites dans ces langues. Et ce sont les œuvres, les inventions de pensée, qui ont fait ce que ces langues sont devenues, ce dont elles sont devenues porteuses. Car ce n’est pas les langues, en tant que langues, qui ont produit les œuvres. Et même quand l’état de langue est ancien, ou que la langue passe pour morte, comme le latin, la parole, elle, est vivante.
Ainsi le latin qu’on dit mort au XVIIe siècle, et langue seulement des érudits entre eux (et les thèses au XIXe siècle s’écrivaient encore en latin, celle de Jaurès, par exemple), on ne peut pas dire que c’est une langue morte (banalité apparente que reprend pourtant un ouvrage récent, Le latin ou l’empire d’un signe, XVI-XXe siècle, de Françoise Waquet, Albin Michel, 1998), si Francis Bacon, Hobbes, Descartes, Spinoza, Leibniz inventent de la pensée, inventent leur pensée, alors, en latin.
Mais l’araméen, qui avait à l’époque post-biblique une importance communicationnelle transnationale, n’existe plus que dans quelques villages. Quant aux grands empires d’alors, ils n’ont laissé que des vestiges archéologiques.
Art. 25 Il faut reconnaître une historicité du sentiment des rapports entre les langues. Ainsi il y a une paix des langues vernaculaires au moyen âge, en Europe, dans la transnationalité du latin. Puis une guerre des langues contre le latin, ensuite entre elles en Europe à partir du XVIe siècle. D’où est sortie l’universalité du français en Europe au XVIIIe siècle. D’où la lutte de la Révolution française contre les « patois » (mêlant indistinctement les dialectes du français et les autres langues – le breton, le basque) jusque dans la IIIe
République. Quant à la francophonie actuelle, ou multiplicité des français dans le monde, elle n’est plus compatible avec Rivarol. Cela aussi demande à être pensé.
Art. 26 Il est certain que le sens de la pluralité interne (et aussi externe) – le sens au sens du sentiment d’une nécessité et d’une co-présence – est récent, et certainement lié à l’histoire des décolonisations, mais aussi il remonte aux rapports entre le romantisme des spécificités et les nationalismes qui en sont la politisation.
27Cependant ce sens de la pluralité peut lui-même être soit régionaliste et nationaliste, refermé sur luimême (et reproduisant à plus petite échelle la fermeture de la pensée de la langue), soit pluraliste, c’est-àdire se réaliser comme la reconnaissance des pluralités internes, et de la pluralité de l’identité. Capable alors d’une théorie d’ensemble.
Art. 28 Du moment qu’on reconnait que la disparition d’une langue peut être due soit à la destruction d’une population, soit à un écrasement culturel, il est clair que la défense des langues n’est pas un problème de langue, mais nécessairement la reconnaissance de l’interaction entre la théorie du langage, la théorie des actes de la pensée, l’éthique et la politique.
Art. 29 Faute de quoi, ce qui règne étant l’hétérogénéité des catégories de la raison, l’éthique seule est impuissante, la politique seule est toute puissante, les choses de l’art ne sont pas comprises comme la meilleure défense des langues, et les langues étant réduites à des moyens de communication, seules se répandent et étouffent les autres les langues qui communiquent le pouvoir économico-politique.
Art. 30 Conclusion paradoxale – mais le travail de la pensée est de transformer les paradoxes en truismes du futur – ce qui ressort de cet enchainement des raisons est que la défense des langues n’est pas dans la
pensée de la langue, mais dans le lien qui en fait encore l’utopie de la pensée du langage, le lien entre langage, art, éthique et politique comme théorie d’ensemble. C’est-à-dire un enseignement obligatoire du
sens du langage.
Texte proposé au Forom des langues le 28 mai 2006, Place du Capitole à Toulouse, par Henri Meschonnic,
Professeur émérite de linguistique à l’Université Paris-8, poète, traducteur de la Bible, essayiste.
Derniers ouvrages :
« Hugo la poésie contre le maintien de l’ordre » (Maisonneuve et Larose),
« Au commencement, traduction de la Genèse » (Desclée de Brouwer),
« Spinoza poème de la pensée » (Maisonneuve et Larose).
Sur la question des langues:
« De la langue française, essai sur une clarté obscure » (Hachette, coll. Pluriel, 2001).
Publié dans le N° 66 (juin 2006) de la Linha Imaginot : linhaimaginot@gmail.com
Le Forom des langues est organisé par le Carrefour culturel Arnaud Bernard : www.arnaud-bernard.net
© CARREFOUR CULTUREL ARNAUD-BERNARD – carrefourculturel@arnaud-bernard.net DECLARATION-2006